Chapitre 14
J’ai pour habitude de jeter à la poubelle les grossièretés que je reçois. Pourtant, je ne me débarrassai pas du courrier de Howard Mapple : j’en étais un peu intriguée, tout en concevant que cela pouvait avoir une signification bénigne. Je suis bien placée pour savoir que les gens tiennent parfois dans leur courrier des propos on ne peut plus bizarres qui ne veulent simplement rien dire. La plupart des êtres craignent de paraître agréables et sans mystère.
La réponse de Melvin tardait. La poste de l’armée devait mieux fonctionner que la poste américaine. Je me rendis compte que je trouvais toujours des excuses au soldat. C’était oublier que je lui avais déniché une galerie d’art et que je n’avais jamais failli à mon rôle de confidente. L’indulgence envers les manquements des autres me perdra.
Je ne remarquai même pas cette enveloppe ordinaire, ce jour-là, avec le timbre stars and stripes. Mes yeux s’écarquillèrent quand je l’ouvris :
Chère Amélie,
J’étais décidé à ne plus vous écrire. Votre lettre me stupéfie : comment pouvez-vous ne pas m’en vouloir ? Je m’attendais à pire que des reproches. N’avez-vous pas encore compris que je ne mérite pas votre amitié ?
Sincèrement,
Melvin,
Baltimore, le 31/01/2010
Je répondis séance tenante :
Cher Melvin,
Quel bonheur de recevoir de vos nouvelles ! S’il vous plaît, racontez-moi comment cela se passe pour vous là-bas. Vous m’avez manqué.
Amicalement,
Amélie
Paris, le 6/02/2010
Je postai ce mot puis relus le billet du soldat. C’était la première fois qu’il usait de mon prénom seul et ne signait que du sien. Je lui avais emboîté le pas. Son écriture avait changé. C’était aussi pour cela que l’enveloppe ne m’avait pas frappée d’emblée. Pauvre Melvin, le retour au pays avait dû gravement le marquer : il se dénigrait, il ne tenait plus son stylo comme avant, etc. J’avais eu raison de ne pas relever cela dans ma réponse : c’était la meilleure réaction. Il saurait ainsi que cela n’avait aucune importance.
J’imaginais ce qu’il avait dû vivre ces derniers mois. Les crétins découvrant son obésité et lui disant : « Eh bien, mon vieux, ça a été une expérience enrichissante, semble-t-il. On ne t’a pas laissé mourir de faim. » Les salauds l’accusant du désastre de cette guerre, lui qui n’avait été que le dernier des sous-fifres. Comme les humains sont infects quand il s’agit de juger un pauvre type ! Ils n’étaient pas là, ils n’ont rien vu, mais ont un avis dégradant sur ce qu’ils ne connaissent pas et ne se privent pas d’en informer l’intéressé.
Deuxième enveloppe de Baltimore :
Chère Amélie,
Si j’avais su que vous étiez ce genre de personne, je ne vous aurais jamais écrit. Je me suis trompé sur votre compte. À travers vos livres, je vous supposais intraitable, cynique, celle à qui on ne la fait pas. Au fond, vous êtes quelqu’un de simple et de gentil, vous ne vous mettez pas en avant. C’est pourquoi je m’en veux profondément.
Je me suis très mal conduit envers vous. Je vous mens depuis le début. Je ne suis jamais allé en Irak, je n’ai jamais été soldat. J’ai voulu susciter votre intérêt. Je n’ai pas quitté Baltimore, où je n’ai d’autre activité que manger et surfer sur le net.
Mon frère, Howard, est militaire à Bagdad. Il y a des années, je l’avais aidé à rembourser des dettes de jeu, suite à son séjour à Las Vegas. Comme il me devait encore beaucoup, je l’ai convaincu de vous recopier des courriers électroniques que je lui envoyais et de vous les poster. Quand vos réponses arrivaient, il me les scannait.
Cette supercherie n’était pas censée prendre une telle ampleur. J’avais pensé vous envoyer une ou deux lettres, pas plus. Je ne m’attendais pas à votre enthousiasme, ni au mien. Très vite, cet échange est devenu la chose la plus importante de ma vie où, faut-il le préciser, il n’y a pas grand-chose. Je ne me sentais pas capable de vous dire la vérité. La situation aurait pu s’éterniser. C’était mon souhait.
J’avais prévu qu’un jour vous me demanderiez une photo. Aussi avais-je envoyé à Howard ce cliché qui ne vous cache rien de la gravité de mon état. À l’époque, je n’avais pas imaginé que je posais pour une galerie d’art belge. Je ne vous remercierai jamais assez pour cette affaire ; votre générosité a accru ma mauvaise conscience. Ensuite, ce monsieur Cullus a voulu une photo de moi en costume militaire : là, j’étais piégé.
J’ai commencé à négocier le coup avec mon frère : pouvait-il m’obtenir un treillis XXXL ? Là, Howard a pété les plombs. Il a affirmé qu’il avait monnayé 5 $ la page (j’ignorais ce calcul), moyennant quoi, il ne me devait plus rien. Il a ajouté qu’il en avait ras la caisse des débilités qu’il avait dû écrire pour moi, que ça le rendait malade de recopier des trucs aussi cons et qu’il fallait vraiment que vous soyez dingue pour me répondre. Bref, je ne pouvais plus compter sur lui.
C’est pourquoi je ne vous ai plus écrit. Pourtant, j’aurais pu, même en maintenant ma version. J’aurais pu dactylographier les lettres et vous raconter avoir brûlé mon costume militaire à titre symbolique dès mon arrivée à Baltimore. Mais en gardant le silence, je trouvais une fin décente à cette histoire fumeuse. Je serais devenu pour vous un souvenir, vous en auriez conclu que mon retour au bercail nécessitait une profonde remise en cause.
J’ai donc coupé les ponts avec vous. Cela me fut facilité par le fait que mon frère ne me transmettait plus vos courriers ; j’imagine qu’il y en eut quelques-uns. Notre correspondance me manquait. Cependant, j’étais persuadé que mon mutisme s’imposait désormais dans notre intérêt mutuel.
Et puis il y a trois semaines, je reçois votre message. Incompréhensible : vous avez découvert l’existence d’Howard et vous ne m’en voulez en rien, vous m’écrivez avec autant d’amitié qu’auparavant. Est-il possible que la vérité ne vous ait pas encore sauté aux yeux ? Pour dissiper vos dernières illusions, je vous envoie une réponse manuscrite, afin que le changement d’écriture vous révèle ma supercherie. Et là, comble des combles, vous m’écrivez séance tenante un billet joyeux, ne relevant aucune des anomalies flagrantes de cette affaire.
Rassurez-vous, je ne vous prends pas pour une imbécile. C’est beau d’être confiant à ce point. Mais moi, je me sens mal. Je vois bien qu’aux yeux du commun des mortels, je me suis payé votre tête et j’y ai réussi. Aux yeux de la plupart des gens, vous êtes, si vous me passez l’expression, le dindon de la farce. Or c’était le contraire de mon intention. Plus exactement, je ne sais pas quelle était mon intention.
Ce qui est certain, c’est que j’ai voulu attirer votre attention. J’y ai mis les moyens. Sur internet, j’avais vu que vous receviez chaque jour des monceaux de lettres. Moi qui passe ma vie sur le net, ça m’a fasciné, ces missives d’encre et de papier que vous réceptionniez et écriviez continuellement. Ça m’a paru, comment vous dire, tellement réel. Il y a si peu de réel dans mon existence. C’est pourquoi j’ai si ardemment voulu que vous me donniez un peu de votre réel. Le paradoxe est que pour entrer dans votre réalité, j’ai cru nécessaire de travestir la mienne.
C’est ce que je me reproche le plus : je vous ai sous-estimée. Je n’avais pas besoin de mentir pour attirer votre attention. Vous m’auriez répondu de la même façon si je vous avais dit la vérité, à savoir que je suis un obèse échoué dans l’entrepôt de pneus de ses parents, à Baltimore.
Je vous demande de me pardonner. Je comprendrais que vous refusiez.
Sincèrement,
Melvin Mapple,
Baltimore, le 13/02/2010.
Je restai éberluée pendant une durée indéterminée, incapable de faire quoi que ce soit. Étais-je fâchée, contrariée ? Non. Seulement au dernier degré de la stupéfaction.
Depuis ma première publication en 1992, j’avais entretenu tant de correspondances avec tant d’individus. Il était statistiquement fatal que dans le nombre il y ait une bonne proportion de tordus et cela n’avait pas manqué. Mais un de l’envergure de Melvin Mapple, je n’en avais jamais vu, ni de près, ni de loin.
Comment fallait-il réagir ? Je n’en avais aucune idée. Fallait-il réagir, d’ailleurs ?
À défaut d’avoir la réponse à cette question, j’avais une envie : celle d’écrire à Melvin en jouant cartes sur table. Dont acte.
Cher Melvin Mapple,
Votre lettre du 13 février me sidère à un point inexprimable. J’y réagis à chaud, ce qui ne m’empêchera peut-être pas d’y réagir à froid.
Vous me demandez de vous pardonner. Je n’ai rien à vous pardonner. Vous pardonner supposerait que vous m’ayez fait du tort. Vous ne m’en avez fait aucun.
Il semblerait qu’aux U.S.A., le mensonge soit le mal par excellence, si je puis dire. Sans doute suis-je très européenne : le mensonge ne m’offusque que s’il lèse quelqu’un. Ici, je ne vois pas qui est lésé. Certains soldats américains trouveraient sûrement à y redire et probablement auraient-ils raison. Mais cela ne me regarde pas.
Selon les gens, dites-vous, je suis le dindon de la farce. Moi, je ne considère pas les choses de cette façon. En tant qu’humain, j’ai besoin de voir ce qui est sous mes yeux. Ce que vous m’avez montré dans vos courriers disait seulement la réalité d’une autre façon. De votre enfer, vous avez fait un autre enfer. Peu m’importent les cris d’orfraie de ceux qui affirment qu’on ne peut comparer l’horreur du front irakien à l’horreur d’un corps obèse, je vous cite, « échoué dans l’entrepôt à pneus de ses parents ». Cette métaphore a eu du sens pour vous puisqu’elle s’est imposée à vous et vous avez eu besoin de prendre à témoin une personne dont la pratique assidue du courrier papier vous a frappé. Voir votre histoire écrite à l’encre par un tiers était le seul moyen pour vous de lui donner la réalité qui vous manque de si insoutenable manière.
« Vous m’auriez répondu de la même façon si je vous avais dit la vérité », écrivez-vous. Nous n’en savons rien. Oui, je vous aurais répondu. De la même façon ? Je l’ignore. Votre métaphore assez gonflée a le mérite de me révéler avec éloquence l’ignominie de votre existence. Si vous me l’aviez écrit cash, aurais-je compris ? Je l’espère.
Si cela peut vous rassurer, vous êtes loin d’être le premier mythomane qui s’adresse à moi. Encore n’êtes-vous pas un mythomane véritable puisque vous êtes conscient de votre invention, à telle enseigne que vous êtes le premier à vous être démasqué volontairement. Parmi ceux qui m’écrivent, il y a ceux dont les mensonges m’ont sauté aux yeux dès la première lecture, ceux dont j’ai mis quatre ans à repérer les supercheries et ceux dont je n’ai toujours pas remarqué les procédés. Du reste, j’en reviens à ce que je disais en début de lettre : pourvu qu’elle ne lèse personne, la mythomanie ne me dérange absolument pas.
Je tiens aussi à vous féliciter : votre dispositif était tellement excellent que si vous n’aviez pas avoué, je ne risquais en aucun cas de le débusquer. Bravo. Tout écrivain contient un escroc, c’est donc en tant que collègue que je vous tire mon chapeau. Quand un mythomane sans talent m’envoie un mensonge cousu de fil blanc, j’éprouve de l’affliction. L’escroquerie, comme le violon, exige la perfection : pour présenter un récital, le violoniste ne se contente pas d’être bon. Le sublime ou rien. En vous, je salue un maître.
Sincèrement,
Amélie Nothomb,
le 20/02/2010
Sans m’en apercevoir, je lui avais emprunté son « sincèrement » final. En effet, j’avais été, dans cette missive, d’une sincérité rare. L’unique omission était l’agacement éprouvé face à la formule : « J’ai voulu attirer votre attention. » Combien de fois ai-je lu cette phrase ? Et quel pléonasme ! Écrire une lettre à quelqu’un, c’est vouloir attirer son attention. Sinon, on ne lui écrit pas.
Mais c’était excusable car ce n’était pas assorti de la phrase qui, neuf fois sur dix, suit cette formule : « Je ne supporterais pas que vous me traitiez comme tout le monde. » Cette ineptie connaît de nombreuses variantes : « Je ne suis pas comme tout le monde », « Je ne voudrais pas que vous me parliez comme à quiconque », etc. Quand je lis ça, je jette aussitôt le courrier à la poubelle. Pour obéir à l’injonction. Vous voulez que je ne vous traite pas comme tout le monde ? Vos désirs sont des ordres. J’ai le plus profond respect pour tout le monde. Vous demandez un traitement d’exception, donc je ne vous respecte pas et je jette votre épître à la corbeille.
Ce que je ne supporte pas dans cet énoncé, outre sa bêtise, c’est le mépris dont il regorge. Mépris d’autant plus grave qu’on me l’attribue. C’est chez moi une allergie : je ne supporte aucune forme de mépris, qu’il me soit adressé, imputé, ou même si je n’en suis que le témoin. Quant à mépriser tout le monde, c’est encore plus révoltant. Ne pas accorder à l’inconnu le bénéfice du doute, c’est irrecevable.
Je mangeai du pain d’épice au miel. J’adore ce goût de miel. Le mot « sincère », qui est aujourd’hui si à la mode, lui doit son étymologie : « sine cera », littéralement « sans cire », désignait le miel purifié, de qualité supérieure – quand le margoulin, lui, vous vendait un pénible mélange de miel et de cire. Les gens nombreux qui abusent aujourd’hui du mot « sincérité » devraient faire une cure de bon miel pour se rappeler de quoi ils parlent.